Zoom sur les collections

Les portraits des Deurbroucq

Une paire de tableaux capitale pour l’histoire de la traite atlantique et du grand commerce maritime au 18e siècle a été acquise par préemption du ministère de la Culture et de la Communication au bénéfice de la ville de Nantes. Il s’agit des portraits de Dominique-René Deurbroucq (1715-1782) et de son épouse Marguerite-Urbane née Sengstack (1715-1784) avec leurs esclaves noirs, peints en 1753 par Pierre-Bernard Morlot.

Détail de portrait du négociant et armateur Dominique Deurbroucq par le peintre dijonnais Pierre-Bernard Morlot (1753)

© Château des ducs de Bretagne – Musée d’histoire de Nantes

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Dominique Deurbroucq, une figure nantaise majeure du commerce atlantique

Issu d’une famille originaire de Gand, Dominique Deurbroucq est un négociant et armateur. Figure nantaise majeure du commerce atlantique au 18e siècle, il est bien identifié par les sources et étudié par les travaux historiques. Son père, Simon Deurbroucq, s’est lancé, probablement dans les années 1720, dans l’activité maritime transatlantique, fondant les débuts d’une dynastie qui s’intègre dans le milieu négociant hollandais implanté à Nantes, et s’impose peu à peu parmi les grandes familles d’armateurs de la ville. C’est dans ce contexte que Dominique Deurbroucq, né en 1715, est formé très tôt au négoce. Son mariage en 1743 avec Marguerite Sengstack, issue d’une famille d’origine allemande protestante, avec laquelle il partage origine et intérêts commerciaux, poursuit une stratégie matrimoniale d’intégration économique au sein du milieu négociant nantais originaire du nord de l’Europe. Son père Simon l’avait initiée par son union en 1711 avec Marie Van Voorn, issue d’une famille de négociants originaires d’Anvers et installée en Anjou.

Au décès de son père, en 1732, Dominique s’associe sous la raison Veuve Deurbroucq et fils avec son frère aîné, Simon-Arnaud (1712-1781), et sa mère. Après le décès de cette dernière, la société familiale de négoce et d’armement maritime est inscrite sous le nom Deurbroucq frères en 1739. Son activité, qui perdure jusqu’en 1755, est particulièrement bien documentée et correspond à l’apogée de l’activité familiale : les frères intensifient l’armement et l’orientent essentiellement vers l’île de Saint-Domingue. C’est sur une importante activité commerciale de produits coloniaux (sucre, café, indigo, cuirs, coton) et non sur la traite des Noirs, dans laquelle ils investissent beaucoup moins, qu’ils construisent leur fortune. Dominique et Simon Deurbroucq arment en effet très majoritairement en droiture. Ils prennent des parts dans les intérêts de deux armements Van Voorn de 1740 destinés à la traite (Notre Dame de Bon Secours et Le Marquis de Brancas) et arment deux campagnes à la traite, en 1742 (L’Aimable Phoenix) et 1749 (Les Trois Frères). Mais les quinze autres campagnes armées par les deux frères sont des expéditions en droiture, à destination de Cap-Français principalement.

Après 1755 et des difficultés rencontrées dans le contexte de la guerre de Sept Ans, les frères modifient leur activité. La société familiale est dissoute et Dominique Deurbroucq poursuit seul une activité qu’il oriente désormais vers le négoce, et notamment l’exportation de vins de l’ouest de la France à destination des pays du Nord. À partir de 1772, il s’associe enfin avec son fils aîné, Dominique-Simon, sous la raison Dominique Deurbroucq et fils, jusqu’à son décès en 1782.

Indice de sa réussite et de son implication dans le commerce, Dominique Deurbroucq est désigné à deux reprises pour représenter les négociants nantais, en qualité de consul en 1758, puis de juge consulaire en chef en 1775 et 1776. L’imposant hôtel particulier de style néoclassique que Dominique Deurbroucq fait construire par l’architecte Ceineray en 1764 sur le quai de l’île Gloriette témoigne aujourd’hui encore de sa prospérité.

Portrait de l’épouse du négociant et armateur Dominique Deurbroucq, Marguerite Deurbroucq née Sengstack par le peintre dijonnais Pierre-Bernard Morlot (1753)

© Château des ducs de Bretagne – Musée d’histoire de Nantes

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Des tableaux manifestes

Quand Dominique et Marguerite Deurbroucq se font représenter par Morlot en 1753, ils fêtent dix années de mariage. Dominique, associé à son frère depuis quatorze ans et pour deux ans encore, est à l’apogée de sa carrière. Ces portraits affirment la richesse du couple construite sur le commerce avec les îles et un mode de vie qui le distingue et marque son appartenance sociale. Ils sont tous les deux représentés sur des toiles de grandes dimensions, dans des environnements intimes qui mettent en scène leur statut respectif et, par-dessus tout, leur réussite sociale.

Dominique est au travail, devant sa bibliothèque, dans un intérieur au mobilier cossu dont les détails manifestent son activité d’armateur négociant et son statut social. Assis dans un haut fauteuil à sa table d’écriture dont le pied en forme de mascaron rappelle ceux des hôtels particuliers nantais du 18e siècle, il tend la main vers des papiers qui symbolisent ses affaires commerciales en cours. Parmi les ouvrages qui l’environnent, on reconnaît une « Histoire de la mer », un « Dictionnaire d’économie » et un « Dictionnaire de commerce ». Une tabatière ouverte sur sa table d’écriture évoque les voyages « au lointain ». Richement vêtu d’un brocart en velours vert rehaussé de broderies d’or, il domine, dans l’espace de la toile ainsi que par son attitude et son regard posé vers le spectateur, son esclave noir qui apparaît, en retrait, derrière la table.

La représentation de ce dernier rassemble les signes explicitant son statut : il porte au cou un collier de servitude en argent, aux oreilles des créoles et est vêtu d’une livrée, uniforme imposé par les ordonnances royales pour distinguer le statut d’appartenance à une famille dans le cas des esclaves. En outre, il porte dans ses bras un chien, symbole de fidélité.

Marguerite apparaît dans un espace tout aussi luxueux mais aux connotations plus féminines, évoquant la beauté et l’exotisme. Vêtue d’une robe claire aux motifs floraux, elle est assise de face sur un fauteuil de style Louis XV, sur le dossier duquel est posé un perroquet gris du Gabon. Ce perroquet originaire de l’ouest du continent africain est à la mode au 18e siècle comme animal de compagnie. Elle porte la main à une tasse de porcelaine contenant du chocolat ou du café, posée sur une table au piètement galbé et fin et au plateau de marbre.

Son esclave noire apparaît derrière elle. Ses vêtements blancs, la coiffe qui recouvre sa tête, le collier de perles et les boucles d’oreilles soulignent le caractère sombre de sa peau et manifestent son statut d’esclave. Elle apporte à sa maîtresse sur un plateau un pot de faïence contenant un autre produit exotique : du sucre.

Le Percement d’oreille, attribué à l’entourage d’Antoine Pesne (1683-1757) ou bien de Jean-François de Troy (1679-1752)

© Château des ducs de Bretagne – Musée d’histoire de Nantes

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La présence des africains à Nantes au 18e siècle

Ces tableaux constituent la représentation exceptionnelle d’une réalité : la présence des Africains à Nantes. En 1777, un recensement réalisé en Bretagne en dénombre environ 700 dans la ville, la plupart domestiques. Il leur est pourtant légalement interdit de demeurer sur le territoire français. En effet, depuis l’édit du 25 octobre 1716, les esclaves noirs ne sont autorisés en métropole que pour une durée limitée à trois ans et à des fins d’éducation religieuse ou d’apprentissage d’un métier. Dans les faits, les grandes familles nantaises, ayant des intérêts dans les colonies, font venir à Nantes des gens de couleur pour être leurs domestiques.

Dans l’entourage des Deurbroucq, plusieurs esclaves sont attestés. Aucune déclaration d’esclave de Dominique et Marguerite Deurbroucq n’est en revanche connue. Les rôles de capitation pour l’année 1764 font état de la somme dont Dominique Deurbroucq doit s’acquitter au titre de son foyer, dans lequel « deux commis et des domestiques » sont comptés. Mais cette source n’apporte aucune autre précision sur ces derniers. Les esclaves représentés par Morlot n’ont donc pas été identifiés et on ne peut dire avec certitude qu’ils appartenaient réellement aux Deurbroucq.

Cependant, ces deux tableaux sont à ce jour sans équivalent puisqu’aucune représentation de ce type, d’un armateur négociant nantais du 18e siècle avec un esclave noir, n’est connue en collection privée ou publique, en dépit de l’importance du phénomène. Ce dernier est actuellement évoqué dans le musée par Le Percement d’oreille : ce tableau, attribué à l’entourage d’Antoine Pesne (1683-1757) ou bien de Jean-François de Troy (1679-1752), représente une femme perçant l’oreille de son esclave, mais le personnage féminin n’est pas identifié.

Détail de portrait du négociant et armateur Dominique Deurbroucq par le peintre dijonnais Pierre-Bernard Morlot (1753)

© Château des ducs de Bretagne – Musée d’histoire de Nantes

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La question du choix du peintre

L’auteur de ces pendants est bien identifié puisqu’il a daté, signé et dédicacé le portrait de Dominique sur la lettre que ce dernier tient en main : « Monsieur / Votres humble / et très obéissant / serviteur / morlot . peintre. A dijon ce 13 / S. bre. 1753. »

La raison pour laquelle les Deurbroucq le choisissent pour les représenter mériterait d’être éclaircie. Pierre-Bernard Morlot (1716-1780) est en effet un petit maître français actif à Dijon au milieu du 18e siècle. Le musée des Beaux-Arts de Dijon en conserve trois oeuvres datant du début des années 1770, qui témoignent d’une activité essentiellement consacrée au portrait (portrait de Monsieur Boiteux, inv. 1132 ; portrait de Madame Boiteux, inv. 1133 ; portrait de Charles-Denis Seguin, inv. 4549). La dédicace datée à Dijon mais surtout le rapprochement stylistique des portraits du musée des Beaux-Arts de Dijon avec ceux des Deurbroucq nous confirment qu’il s’agit bien du même artiste. La position de Dominique, son regard, le mouvement de ses lèvres, le dessin de son jabot et de ses manches en dentelle fine ainsi que la facture de ses mains sont à rapprocher sans conteste de ceux du portrait de monsieur Boiteux.

On sait également de Pierre-Bernard Morlot qu’il est bien implanté à Dijon où il aurait également travaillé au décor de l’Intendance de Bourgogne, ainsi qu’à quelques grandes compositions religieuses : pour la cathédrale Saint-Bénigne, la Chapelle-aux-Riches (détruite) et l’église des Carmes, ainsi que pour Saint-Philibert où l’on conserve sa Descente de croix. Rien ne permet d’expliquer que les Deurbroucq aient choisi ce petit maître de la capitale bourguignonne pour les représenter…

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La restauration du tableau

Pour leur présentation au public, les tableaux ont fait l’objet d’une première campagne de restauration consistant à les dépoussiérer et à stabiliser leur état.

Les œuvres ont en effet souffert de restaurations antérieures lourdes. Leur couche picturale est fragilisée. Les applications de vernis successives et les nombreuses parties repeintes ainsi qu’un doublage particulièrement rigide de la toile d’origine la soumettent à de fortes contraintes. Sous l’effet de ces forces, elle s’est craquelée, formant des écailles. Cette première intervention a donc consisté à consolider et refixer ces zones altérées, soulevées et fragiles.

L’analyse des tableaux permettra dans un second temps d’élaborer un projet de restauration plus complet en vue de leur présentation dans le parcours permanent du musée en 2016.

restauration du tableau

Un adhésif est appliqué au pinceau puis chauffé pour stabiliser les écailles.

restauration du tableau

Les tableaux sont dépoussiérés sur leurs deux faces à l’aide d’un pinceau doux et d’un aspirateur.